En un éclair ou plus durablement, j’ai croisé ainsi quelques animaux familiers de la forêt, des champs ou milieux d’eau — cerfs, biches, faons et daguets, chevreuils, chamois, bouquetins, martres, pics épeiches ou noirs, renards, écureuils, grands corbeaux, grenouilles vertes ou rousses, crapaud commun et tritons alpestres. J’ai passé également deux ans en compagnie régulière du mal-aimé sanglier, cette bête dont Robert Hainard dit qu’il « est utile à la forêt, parce qu’il détruit passablement les parasites. On reconnaît qu’il est bon pour la santé de la forêt, mais surtout c’est une bête passionnante et notre faune ne serait pas complète sans sanglier. »1 On sait maintenant que chaque espèce est indispensable à la nature, qu’elle participe d’une interrelation et de liens de solidarité étroits avec les autres espèces, de tous règnes. Récemment encore, lors d’une promenade hors des sentiers battus, je faillis poser mes pieds dans un chaudron à sanglier qui abritait à ce moment-là sept adorables petits marcassins endormis. La mère était partie, tout au moins je ne la vis pas. Quand j’y pense encore aujourd’hui, je la remercie chaleureusement de m’avoir accordé d’observer ainsi ses petits, et pour sa confiance. J’ai reculé brusquement de quatre à cinq pas, totalement surpris et suspendu à ce tableau miraculeux. Les petits se sont réveillés, mais il n’ont pas fuit du tout. Certains m’ont regardé, ou senti plutôt, d’autres se sont enroulés les uns sur les autres, formant comme un bloc compact et mouvant, comme les pièces imbriquées d’un puzzle fait de poil. J’ai pris quelques images et me suis éloigné. Ce fut encore la démonstration, si tant est qu’il soit nécessaire de justifier quoique ce soit, du cadeau totalement désintéressé de la nature artiste.

ECCE HUMUS

Nous sommes tous reliés, c’est sans doute une évidence, mais ce qu’il nous faut ajouter c’est : « pour le meilleur et jamais, au grand jamais, pour le pire. » Notre façon de voir le monde nous pencherait toujours à envisager la vie sur le point de vue du verre à moitié vide, cette sacro-sainte culture judéo-chrétienne qui nous fera regarder les phénomènes par ce biais inconscient et si ancré de la souffrance et de la culpabilité. Il nous faut donc en sortir urgemment, permuter notre regard, intégrer et observer tous ces règnes de la vie, dont nous ne sommes qu’un petit maillon, par le prisme du lien, et évacuer toute idée de hiérarchie et d’ordonnancement vertical. Pour éclairer cette pensée, rien ne vaut la parole lumineuse et amérindienne d’un Élan Noir : « Tout ce que fait le pouvoir de l’Univers se fait dans un cercle. Le ciel est rond et j’ai entendu dire que la Terre est ronde comme une balle et que toutes les étoiles le sont aussi. Le vent, dans sa plus grande puissance, tourbillonne. (…) Même les saisons, dans leur changement, forment un grand cercle et reviennent toujours où elles étaient. »1 Voilà le grand défi à relever : celui d’explorer ces règnes et d’à tout moment les joindre et les unir.

Ce serait effectivement bien présomptueux d’imaginer que nous serions l’aboutissement ultime ... de quoi d’ailleurs ? De la création ? De l’univers ? De l’architecture du monde ? Des règnes ? De l’ordre et des chaos ? Du vivant ? Rien de tout cela ? Un peu de chaque ? Tout à la fois à l’exclusion de l’un ou l’autre ? Qu’importe. En tous les cas c’est une évidence à intégrer : l’homme n’est pas au centre du cercle et le considérer comme tel est déjà le début du grand malentendu, de la grande méprise qui fait tout notre pseudo malheur. C’est aussi la tentation du transhumanisme qui voudrait en toute fin faire de l’humain un homme physiquement et matériellement parfait. Quelle tristesse infinie que cette vision prométhéenne moderne !

 

Cheveux de terre

 

Les plantes tapissent le paysage, en toutes premières les herbacées innombrables. C’est la prairie à perte de vue de Mongolie recouvrant presque uniformément les collines et les plaines, formant cet humus qui est véritablement un baume pour le socle qui l’accueille. Moins loin ce sont les steppes françaises des causses languedociens, les pâturages basques au-dessus de Béhérobie, les gazons des ballons vosgiens ou les alpages d’altitude, les landes venteuses de Bretagne. Il règne dans ces endroits dénudés une atmosphère particulière, où se mêlent le sentiment de la vacuité et celui du silence, où absence et présence se confondent et se répondent.

L’herbe peut y être accueillante comme l’est un matelas douillet. Depuis que je suis tout petit, et je sais bien ne pas être le seul, j’ai toujours adoré marcher dans l’herbe, pied nu ou en chaussure, car encore aujourd’hui elle fait rebondir mes pas et elle atténue les vibrations de ma course ou de mes sauts, comme un tapis bienveillant, comme une surface pour le bien-être. Elle contribue aussi, tout autant que la terre en dessous, à évacuer nos tensions, nos énergies électriques accumulées, à détendre notre corps soumis aux affres et aux stress de la modernité. Quand on évolue dans une prairie non fauchée à la fin du printemps, marchant couverts jusqu’aux genoux ou encore jusqu’à la ceinture, les sensations sont saisissantes et subtiles : caresse ou chatouillis de la peau, balayage irrésistible, fouet attendri des hautes rémiges, pour peu que le vent s’en mêle.

Certes l’herbe comporte aussi ses dangers et ses failles, ses épines, ses ronces et ses piquants. Un souvenir me revient d’une randonnée dans les collines dominant la jungle indienne au Kerala où nous évoluions parmi les très hautes miscanthus, hautes herbes coupantes dites « à éléphant ». Les pachydermes sauvages, mais aussi les buffles y trouvent leur nourriture et ces herbes sont particulièrement adaptées à ces grands animaux. À notre passage, qu’accentue un vent fort et chaud, les herbes touffues, épaisses et larges émettent un son grave et presque rauque. Par endroit elles atteignent nos épaules, voire notre visage, et nous devons alors nous protéger, et protéger nos enfants eux complètement submergés, des entailles et coupures qu’elles peuvent nous infliger. Il y a des milieux où l’on se sent parfois comme étranger. C’est une intrusion que d’y rester trop longtemps et une bonne chose que nous ne faisions qu’y passer.

 

Je tapisse la peau de mon âme et je me laisse caresser doucement par le temps qui passe. Se laisser pousser des ailes et glisser tendrement dans la danse. Lâcher les rênes et passer ici ou là comme une vague à bond. Je suis protégée et je me donne pleinement, sans artifice. C’est à ce moment-là que je suis moi-même, parmi la multitude des petits brins voisins si amicaux. J’absorbe par le haut les photons de joie. Je dévore par le bas des ondes d’amitié. Je me délecte avec ivresse des sucs et des friandises que me dispense l’univers.

Je suis le mât, le mal, la tige acérée qui fouille dans mes mémoires et qui fait mâle. C’est la force vitale et le bourreau bienveillant qui sont de mèche. Ils coupent, ils tranchent, ils électrocutent pour mieux me purger de mes gros monstres inutiles et embarrassants, pour m’obliger à me remettre debout. Ils sont partout dans mon corps, ces forces et ces gentils bourreaux, cachés derrière les meubles, et ils font un grand : « Bouh ! » derrière moi, pour me faire peur, ou plutôt me faire la farce qui va me soigner. La soie niée c’est plutôt le gai rire.

Réflexions et méditations pour se réconcilier avec les règnes de la Vie

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